lundi 1 avril 2019

Je ne suis pas venue ici depuis si longtemps.

Je n'ai plus le temps de rêver.
Il faut être pragmatique, se contenter d'avancer. 
Pas le temps de flâner, de se retrouver. 
Nul détour n'est permis à l'âme débordée.

Et quand enfin le rythme effrené du monde daigne ralentir, l'âme érintée qui n'a pas eu le temps de vivre, s'arrête, épuisée. 

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"Heureux l’écrivain qui, laissant de côté les caractères incolores, impatients, fâcheux, répugnants, aborde ceux qui sont marqués au coin d’une haute distinction ; l’écrivain qui, dans le vaste cloaque des tristes agglomérations humaines, a fait son choix et s’est attaché à quelques exceptions honorables pour notre nature ; qui pas une seule fois n’a humilié les nobles tons de sa lyre ; jamais n’a prostitué ses mélodies aux gens de néant quoi qu’ils fussent ; et qui enfin, ne s’abaissant jamais jusqu’aux réalités trop terrestres de cette vie, s’élance libre et radieux vers les régions éthérées de son idéal poétique ! Là, son sort est doublement enviable ; au milieu des mille riantes images de sa fantaisie, il est tout en famille, et cependant retentit haut et loin dans le monde sa brillante renommée. Il a ménagé et caressé la vanité des hommes en voilant tous les points humiliants et sombres de l’humanité ; et, mettant en lumière ce qu’elle offre de beau et de vraiment noble, il les a fascinés du regard, cuivrés des pénétrants parfums de la louange. Aussi tous battent des mains et suivent enthousiasmés son char de triomphe : plusieurs le proclament grand poète, esprit universel et génie transcendant, dont le vol sublime s’élève au-dessus de tous les autres, comme l’aigle plane au-dessus des oiseaux les mieux doués. À son nom seul, les jeunes cœurs palpitent, et les douces formes de l’admiration brillent dans tous les regards. « Quelle délicatesse et quelle énergie ! » s’écrie-t-on à l’envi.
Tel n’est point, à beaucoup près, le partage du malencontreux écrivain qui ose, dans ses peintures, présenter le fidèle miroir de tout ce qui choque partout les regards dans la réalité sociale. Hélas ! pourquoi ses yeux ne peuvent-ils voir indifféremment toute cette vase mouvante des petites misères et des hontes où plonge forcément notre vie, tout cet abîme de caractères vulgaires, froids, effacés, brisés, qui grouillent ici sous chacun de nos pas ? pourquoi, sculpteur forcené, s’avise-t-il, contre toute prudence, de représenter en reliefs impudemment vrais et saisissants les objets qui obsèdent la vue ? Celui-là ne doit point compter sur les applaudissements de son pays ; il ne verra ni les larmes de gratitude, ni le transport unanime des âmes qu’irrite son œuvre ingrate ; il ne verra point accourir à sa rencontre la vierge de seize ans au sein agité, au regard brillant d’enthousiasme ; ce n’est pas lui qui, s’oubliera éperdu dans l’enchantement des accents mêmes de sa lyre. Il ne saurait échapper au jugement contemporain, à cette cour de justice sans mission justifiable, sans âme, sans conscience, qui qualifie de basses et de misérables les œuvres qu’elle goûte et savoure le plus en secret, mais qu’elle range avec un dégoût qu’elle affecte, au nombre des écrits outrageants pour l’humanité ; qui surtout prête sans vergogne à l’auteur des qualités particulières au genre de héros qu’il décrit, en lui niant à lui, et le cœur et l’âme, et le feu divin du talent qui est sa vie.
En effet, l’équité contemporaine ne reconnaît pas que, verres pour verres, ceux qui trahissent les mœurs et les mouvements de l’insecte insensible et ceux qui font découvrir les parties reculées du firmament méritent une égale estime ; l’équité contemporaine semble ignorer qu’il faut avoir de l’âme, et beaucoup, pour porter la lumière sur des tableaux qui sont le reflet exact d’une vie stigmatisée par l’opinion, et leur donner tout l’attrait des perles fines ; l’équité contemporaine ne reconnaît pas qu’un franc et noble éclat de rire peut n’avoir pas moins de prix et de dignité qu’un beau mouvement lyrique, et qu’il y a des abîmes entre ce grand et beau rire, et les contorsions du paillasse de la foire. Non, l’équité contemporaine ne connaît rien de tout cela ; elle n’a que des paroles de reproche et d’outrage pour l’écrivain sincère, qu’elle feint de méconnaître ; l’infortuné reste isolé au milieu de la route, privé de toute sympathie, comme le pèlerin parti seul sans autre ressource que son indomptable courage. Que de longues heures d’angoisses dans sa marche ! et qu’il est amer, parfois, le sentiment de son isolement volontaire !
Quant à moi, je le sais, l’arrêt est porté d’avance, et d’avance je suis condamné à cheminer bras dessus bras dessous avec mes étranges héros, à regarder face à face une vie de charge et de fardeau, à l’envisager avec un rire patent et communicatif ; avec des pleurs latents, ignorés ou incompris ! Et qu’il est encore loin le temps où, semblable à une source jaillissante, l’inspiration s’élèvera en orageux tourbillonnement d’une tête que ceindra une terreur pieuse sous les sillonnements d’éclairs rapides ; enfin, où l’on pressentira avec des frissonnements d’inquiétude le majestueux tonnerre que devra faire éclater un tout langage…
Mais via ! via !… en route ! Loin de moi ce pli qui est venu creuser mon front, cette ombre austère qui a passé sur mes yeux ! Élançons-nous sans plus délibérer, tête première, dans cette vie de craquements sourds et de grelots tintants. Voyons ce que fait Tchitchikof."

Gogol, Les Âmes mortes, chapitre VII


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Les Âmes mortes... Ce titre m'a toujours fascinée. Lorsque j'étais adolescente j'y voyais comme un reflet de ma condition. Je me reconnaissais comme une âme morte, une âme grise, une âme errante. Je souffrais et imaginer, que derrière ce titre se cachaient de sombres destins, des vies fauchées et une montagne de douleur, me rassurait. Je n'étais pas seule. 
Mais  un détail m'a longtemps tenue éloignée de ce roman. Si le titre me fascinait, le nom de l'auteur, lui, me rebutait. Gogol... Comment pouvait-on se nommer ainsi ? Comment pouvait-on écrire des choses graves avec un nom pareil ? Je ne voulais sous aucun prétexte voir figurer de  "Gogol" ou autre "Bouffon" dans ma bibliothèque. Ainsi, sans le vouloir, l'auteur m'a tenu à distance de son roman. Ce n'est que bien plus tard, lorsque j'ai découvert que Pouchkine considérait que  "toute la littérature russe était sortie du Manteau de Gogol", que j'ai pu me réconcilier avec l'auteur des Ames mortes. (beaucoup trop de "que" dans cette phrase, style lourd)
Alors bien sûr, je n'ai pas trouvé dans les Âmes mortes ce que j'y cherchais plus jeune. Quand on fantasme le titre d'un livre, on est souvent surpris de voir que ce qui existe entre les pages et bien différent de ce que l'on avait imaginé dans notre esprit. Peu importe, pour l'instant, le roman vaut le détour et je me félicite d'avoir attendu aussi longtemps avant de me plonger dans la littérature russe. Quel bonheur de pouvoir encore découvrir des chef-d'oeuvres.